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EXTRAIT DU CHAPITRE III DE LA CONSCIENCE PRATIQUE – LA CROIX-ROUGE DANS LA GUERRE D’ALLEMAGNE, D’ALAN J. WETHERALL, PUBLIÉ PAR GEORGE ALLEN & UNWIN, LONDRES, EN 1958.

 

… Voilà donc comment je fis la connaissance de J.L. Sawyer, personnalité marquante des années de guerre. À l’époque, je travaillais toujours pour la Croix-Rouge – plus précisément pour diverses antennes du nord-ouest de l’Angleterre. Je ne fus pas personnellement impliqué dans les exploits de M. Sawyer, mais notre première rencontre, mémorable, mérite d’être rapportée en détail au vu de ce qui suivit. Quoique anecdotique, peut-être donnera-t-elle quelque indication sur ce que le jeune homme allait accomplir plus tard.

J.L. Sawyer était à l’époque un illustre inconnu non seulement de la population en général, mais aussi des autorités. Marié, sans enfant, il vivait à Rainow, un petit village de l’est des Pennines, non loin de Macclesfield. Sa femme avait été naturalisée britannique, après avoir émigré d’Allemagne dans les années 30.

Il comparut devant le tribunal local de Macclesfield le 28 mars 1940, un jeudi, en matinée. Ce fut là que je le vis pour la première fois. Mon rôle consistait à assister aux débats pour le compte de la Croix-Rouge. Quoique le pacifisme pur et simple soit souvent associé en temps de guerre à la fédération, il ne fait pas partie de sa politique.

En 1939, le gouvernement britannique avait réinstitué la conscription, adressant le premier appel aux jeunes gens d’une vingtaine d’années, dans le but de porter à trois cent mille hommes l’effectif des forces armées.

Ce qui s’était passé en 14-18 avec les objecteurs de conscience obligeait les autorités à soigneusement préparer le terrain. Étant donné les circonstances, elles mirent au point une approche du problème éclairée et réellement tolérante. Il ne faut pas oublier que des mois avant le conflit, qui débuta en septembre 1939, on considérait déjà l’Allemagne nazie comme une réelle menace pour la paix et la stabilité européennes. Si jamais la guerre éclatait, des attaques aériennes dévastatrices risquaient de s’abattre sur les villes britanniques. En 1940, il paraissait même fort possible qu’une invasion fût lancée depuis l’autre côté de la Manche. En mai de cette année-là, rien de tout cela ne s’était produit, mais la plupart des gens estimaient (à raison, les événements devaient le prouver plus tard) qu’il s’agissait simplement du calme précédant la tempête. Dans pareille atmosphère, il fallait une sophistication politique combinée aux instincts libéraux les mieux ancrés pour accepter officiellement d’entendre en audience, avec humanité, les candidats à l’objection de conscience.

Il va sans dire que dans cette même atmosphère de préparatifs au conflit, il fallait un courage exceptionnel aux jeunes gens opposés à la guerre pour se rendre à ces audiences.

En 1940, les autorités créèrent un registre officiel des objecteurs de conscience (OC) qu’elles tinrent ensuite à jour. On pouvait se faire enregistrer comme OC pour une ou plusieurs des raisons suivantes : si on avait une objection à effectuer un service militaire ; si on avait une objection à suivre un entraînement militaire ; si on avait une objection à remplir des devoirs de combattant. Nul besoin de prouver son pacifisme. Inutile, par exemple, d’appartenir à une religion ou une Église reconnues, d’avoir milité pour la paix ou de justifier d’une affiliation politique particulière. Les règles étaient floues par principe, pour permettre aux candidats de présenter leur cas comme ils le jugeaient bon. Pour encourager aussi les tribunaux à juger les hommes selon leur mérite.

J.L. Sawyer comparut à la première audience de Macclesfield à laquelle j’assistai au nom de la Croix-Rouge, mais ce n’était pas le premier tribunal où je jouais le rôle d’observateur.

Sawyer présentait un aspect frappant : grand, musclé, impressionnant, il semblait à son aise, calme et sûr de lui. Lorsqu’on me remit la liste des postulants, son nom ne me rappela rien, mais je ne fus pas surpris d’apprendre plus tard qu’il avait été médaillé aux jeux Olympiques.

La salle d’audience me parut imposante, malgré sa petite taille : lambrissée de chêne, divisée entre une haute estrade et une fosse profonde, séparées par le bureau du greffier ; pas de fenêtre, juste des lucarnes ; peu de lumière, comme partout en temps de guerre. Même un observateur se sentait intimidé en y pénétrant pour la première fois.

Sawyer comparut à la moitié de la session matinale. Le tribunal avait déjà refusé une demi-douzaine de demandes et accordé deux enregistrements – conditionnels. Ses membres, un homme d’affaires, une conseillère municipale et un pasteur, me paraissaient fondamentalement intolérants envers les pacifistes, dont les motifs leur inspiraient une vive méfiance, et bien décidés à leur faire passer le pire moment possible. Je prenais des notes extensives, car il me semblait que la Croix-Rouge s’intéresserait aux éventuels appels.

Avant de convoquer Sawyer à la barre, le greffier tendit aux trois jurés une copie dactylographiée de sa déclaration, qu’ils parcoururent rapidement des yeux. Ils étaient prêts.

Le jeune homme entra, promena autour de lui un regard nerveux puis alla se poster, comme on le lui disait, dans l’espace exigu délimité par la dernière rangée de sièges de la fosse.

On lui demanda de décliner son identité.

« Joseph Léonard Sawyer, répondit-il. Vingt-trois ans. Habitant Cliffe End, Rainow, dans le Cheshire.

— Le tribunal a lu votre déclaration, monsieur Sawyer, lui dit le greffier. Vous n’êtes pas obligé de prêter serment, sauf si vous le désirez. Est-ce le cas ?

— Non, merci.

— Désirez-vous ajouter quelque chose à votre déclaration ?

— Oui, monsieur.

— Cela concerne-t-il votre cas, monsieur Sawyer ? intervint le président du tribunal, un certain Patrick Matheson, propriétaire d’une grande compagnie d’assurances de Manchester.

— Il me semble que oui », répondit le postulant, fermement planté face aux jurés.

« Très bien, mais soyez bref. Nous avons beaucoup de travail, ce matin. »

Le jeune homme jeta un coup d’œil à la tribune réservée au public, où je m’étais installé en compagnie de trois spectateurs pour prendre mes notes, puis à l’estrade des journalistes, occupée par un reporter du journal local attentif au déroulement de la séance.

« Il s’agit d’une déclaration publique, alors je vais être obligé de répéter une partie de ce que vous venez de lire pour me faire bien comprendre.

— Soit, mais dépêchez-vous.

— Merci, monsieur. » L’aspirant objecteur changea de position, s’efforçant de détendre ses jambes musclées malgré l’exiguïté des lieux. « Je suis pacifiste depuis 1936, l’année où je suis allé en Allemagne représenter mon pays aux jeux Olympiques. Avant, j’étais trop jeune pour vraiment remarquer ce qui se passait de par le monde. À l’école, puis à l’université…

— Quelle université, monsieur Sawyer ? s’enquit Mme Agnès Kilcannon.

— Le collège Brasenose d’Oxford, madame.

— Merci. Poursuivez.

— Pendant mon séjour à Berlin, j’ai vu le chancelier Hitler et d’autres dirigeants nazis. J’ai aussi été aux premières loges pour observer à quoi aboutissait leur contrôle brutal du pays. Mon père a été objecteur de conscience durant la dernière guerre, et le spectacle de Berlin me rappelait ce qu’il disait et répétait : le traité de Versailles n’avait fait qu’attiser les flammes des problèmes à venir. Les sujets d’inquiétude ne manquaient pas. La police et l’armée régnaient sur l’Allemagne, mais on voyait aussi des milices qui ne semblaient rendre de comptes à personne. Beaucoup de journaux avaient été interdits. Certaines minorités, dont les Juifs, se trouvaient dans l’impossibilité d’exercer leur métier et étaient harcelées par les autorités. La plupart des magasins tenus par des Juifs avaient été incendiés. Les amis berlinois qui m’hébergeaient, une famille autrefois prospère, un médecin marié à une traductrice, étaient pratiquement sans travail à cause des nazis. Toutes sortes de lois affectaient leurs droits et libertés les plus basiques. On m’a aussi montré des preuves convaincantes que l’Allemagne renforçait son armée et s’était dotée d’une aviation moderne, en violation du traité.

— Si je puis me permettre d’intervenir, monsieur Sawyer, c’est pour ce genre de raisons que la plupart des jeunes gens ont pris les armes contre Hitler.

— Je sais, monsieur. Je veux juste vous montrer que je suis conscient de la menace allemande. » Le candidat s’interrompit pour baisser les yeux vers la copie de sa propre déclaration qu’il tenait à la main. La feuille tremblait, je le voyais. Il s’éclaircit la gorge avant de poursuivre, se référant à son texte mais s’exprimant du fond du cœur : « Je suis intimement persuadé que la guerre est un mal, si bonne qu’en soit la cause. Je suis également persuadé que si on mène une guerre dans un but honorable, par exemple avec l’intention de forger une société de paix, la guerre provoque par nature tant de morts et de destructions qu’elle rend son propre but inaccessible. Elle est toujours synonyme de souffrance, de douleur, de chagrin, de deuil et de séparation. En répondant à la violence par la violence, on crée une situation qui rend d’autres violences inévitables. Les gens ne pensent plus que vengeance, revanche, représailles. Ils veulent faire subir à d’autres ce qu’on leur a fait subir, à eux. Je sais que ma vision des choses est impopulaire en temps de guerre, mais j’y crois sincèrement, et je l’exprime ouvertement. Je demande l’exemption totale aux termes de la loi et vous prie de m’enregistrer sans condition comme objecteur de conscience. »

Il y eut un court silence.

« Merci, monsieur Sawyer », dit enfin le président. Les trois jurés échangèrent quelques murmures. La seule femme, Mme Kilcannon – qui deviendrait plus tard lady Kilcannon, bien qu’elle servît juste à l’époque de suppléante au directeur du conseil municipal de Macclesfield –, prit la parole :

« Pouvez-vous nous prouver que vous n’avez pas forgé vos convictions au cours des dernières semaines, dans le seul but d’éviter le service militaire ? »

À strictement parler, le jeune homme n’était pas obligé de répondre à ce genre de question, mais il ne se laissa pas intimider.

« Je veux en effet éviter le service militaire, mais je travaille activement à préserver la paix depuis 1936. Dès mon retour d’Allemagne, je me suis marié, j’ai déménagé avec ma femme, puis je suis devenu conseiller pour les familles de réfugiés sans abri de Manchester. Une fois inscrit à la Peace Pledge Union[13], je me suis aussi consacré à la réforme des prisons et des logements. Je suis devenu un proche collaborateur de Dick Sheppard, j’ai été nommé organisateur national, et j’ai fait partie du personnel rémunéré jusqu’à la déclaration de guerre. D’ailleurs, j’appartiens toujours au conseil national de la PPU, quoique comme bénévole.

— Vous avez un autre emploi ?

— J’ai été stagiaire chez un imprimeur, mais je cherche une occupation plus utile et plus en phase avec mes convictions.

— Vous souscrivez à une religion quelconque ?

— Non, monsieur. » Sawyer regardait droit dans les yeux le révérend Michael Hutchinson, le troisième juré, qui venait de l’interroger à brûle-pourpoint. Là encore, ce genre de question était inadmissible. Le greffier se retourna pour jeter un coup d’œil d’avertissement sur l’estrade, mais le postulant, lui, ne broncha pas. « Je suis un pacifiste agnostique. Mon objection à la guerre est fondée sur l’éthique et la morale, pas sur la religion.

— Je vois. Mais comment distinguez-vous la morale de la religion ?

— Je ne crois pas en Dieu.

— Vous êtes athée ?

— Non, je suis agnostique. Je doute.

— Pourtant, dans l’introduction de votre déclaration, vous affirmez être quaker.

— Non, monsieur. Avec tout le respect que je vous dois, je dis juste que les bases morales du quakerisme et la plupart de ses idéaux m’ont séduit. J’ai travaillé sur divers projets avec la Société des Amis. Toutefois, elle se fonde sur un système de croyances, tandis que je me fonde sur un système de doute. En vos termes à vous, je n’ai pas de dieu. »

Le révérend Hutchinson nota quelque chose sur son calepin puis fit comprendre au président en inclinant son stylo qu’il en resterait là.

« Très bien, monsieur Sawyer, lança Patrick Matheson. J’aimerais vous poser quelques questions pratiques pour voir jusqu’où s’étendent vos objections. Après tout, nous sommes chargés de déterminer à quel niveau d’enregistrement vous correspondez, car votre statut peut être ou non soumis à condition. Cela dit, nous pouvons aussi décider de ne pas vous enregistrer du tout, vous en êtes bien conscient ?

— Oui, monsieur.

— Je vais d’abord vous demander si vous objectez à toutes les guerres, quelles qu’elles soient ?

— Oui, toutes.

— Pouvez-vous nous dire pourquoi ?

— Parce qu’un pays en guerre cherche à atteindre ses buts par la violence. Ce qui est forcément mal, quoi qu’il arrive.

— Même si son but est de résister à l’agression violente d’un dictateur tel que Hitler ?

— Oui, monsieur.

— Alors pensez-vous que notre pays devrait laisser sans réagir Hitler faire tout ce qu’il veut ?

— Je ne connais pas la réponse à cette question. Je ne peux parler qu’en mon propre nom.

— Très bien. Dans ce cas, voilà ce que je vous demande : accepteriez-vous de participer à l’effort de guerre actuel, dans certains domaines ? Serviriez-vous dans le RAMC, par exemple ?

— Non, monsieur.

— Vous n’apporteriez pas votre aide à un blessé ?

— Pas dans le cadre du Royal Army Médical Corps.

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’il fait partie de l’armée. Ses membres sont soumis à la discipline militaire et tenus d’obéir aux ordres. La principale fonction de l’armée est de faire la guerre, ce qui est pour moi inacceptable.

— Mais quelle serait votre réaction si vous tombiez sur un blessé, dans la vie de tous les jours ?

— Je ferais mon possible pour l’aider, évidemment.

— Êtes-vous opposé aux activités des nazis ?

— Oui. Totalement.

— Alors pourquoi refuser de vous battre pour les vaincre ?

— Parce que, à mon avis, le nazisme ne peut être démantelé que par les Allemands eux-mêmes.

— Mais si les nazis envahissaient la Grande-Bretagne, amenant leurs activités dans leurs bagages, penseriez-vous toujours que seuls les Allemands sont concernés ? »

Pour la première fois depuis le début de l’interrogatoire, Sawyer ne trouva pas ses mots. Il déglutit avec effort ; ses mains s’acharnèrent sur la feuille qu’il tenait toujours.

« Je ne sais pas, monsieur, dit-il enfin.

— Vous avez pourtant bien dû envisager cette possibilité ?

— Souvent, oui. L’angoisse qu’elle m’inspire ne me laisse aucun répit. Mais sincèrement, j’ignore quelle est la réponse à votre question. Je suis bourrelé de doutes, je vous l’ai dit.

— Au cours d’une attaque aérienne, envisageriez-vous de vous réfugier dans un abri antiaérien ? demanda brusquement Mme Kilcannon.

— Oui, madame.

— Alors accepteriez-vous de vous enrôler dans la PAA ?

— Je ne vois pas le rapport.

— Si nous vous enregistrions comme objecteur de conscience à condition que vous travailliez pour la Protection antiaérienne, en aidant autrui à se mettre à l’abri pendant les attaques aériennes, accepteriez-vous ? »

Là encore, Sawyer parut incapable de répondre. Il contemplait toujours les trois jurés d’un regard fixe, mais son expression ne trahissait en rien les pensées qui l’occupaient.

« Je ne suis pas un lâche, madame, dit-il enfin. Je n’hésiterais pas à prendre des risques. En cas d’attaques aériennes, je sais que les membres de la PAA seraient très exposés, mais ce n’est pas ça qui me gêne. En revanche, s’il me semblait que le travail de la PAA participait de l’effort de guerre, je ne l’entreprendrais pas.

— Votre réponse est donc négative.

— Ma réponse est que je ne sais pas.

— Il y a bien des choses que vous ne savez pas. Serait-ce parce que vous avez tort de vous opposer à l’effort de guerre ?

— Je suis ici parce que j’ai une conscience, pas parce que j’ai tout prévu. »

La riposte parut plaire à Mme Kilcannon, car elle fit ce qui ressemblait à une petite marque sur le papier posé devant elle.

Patrick Matheson reprit l’interrogatoire.

« Supposons que nous vous accordions ce que vous demandez, monsieur Sawyer, un enregistrement sans condition. Qu’en feriez-vous ?

— Faut-il que je prenne des engagements ? Je suis à la recherche d’un emploi…

— Je vous demande juste une réponse d’ordre général.

— J’aimerais travailler dans l’humanitaire.

— Vous avez déjà de l’expérience en la matière ?

— Non, aucune.

— D’autres qualifications ?

— Non plus. J’ai quitté Oxford avant d’obtenir mes diplômes. » Comme M. Matheson le fixait toujours d’un regard morne, le candidat poursuivit : « J’envisage de chercher quelque chose dans un hôpital ou une école, voire une ferme. Je n’avais encore jamais été sans emploi, mais il se trouve que l’imprimerie où j’étais stagiaire a accepté du travail de guerre. Je me suis senti obligé de partir. »

Le regard de M. Matheson se posa sur moi, par-delà la fosse.

« Vous avez déjà pensé à travailler pour la Croix-Rouge, monsieur Sawyer ?

— Eh bien, pas jusqu’à maintenant…»

Évidemment, peu après, J.L. Sawyer entrait dans l’administration de la Croix-Rouge, non sans avoir auparavant couru de grands dangers à son service. Le jour dont je viens de parler, j’étais un simple observateur qui ne pouvait absolument rien pour lui, mais je m’empressai ensuite de parler de ce jeune homme remarquable dans nos bureaux de Manchester, qui lui soumirent notre première offre.

En ce qui le concernait, l’audience de Macclesfield se termina bien. Contrairement à ce que j’avais craint, les jurés lui accordèrent le statut d’objecteur sans condition, nouvelle qu’il accueillit d’un hochement de tête inexpressif.

Je passai tout 1940 à jouer les observateurs auprès des tribunaux locaux, mais pour la Croix-Rouge, ce fut une année très éprouvante…

 

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EXTRAIT DU JOURNAL OLOGRAPHE DE J.L. SAWYER (COLLECTION BRITANNIQUE, MUSÉE DE LA PAIX, GENÈVE ; www.museepaix.ch/croix-rouge/sawyer).

 

10 avril 1940

Hier, Hitler a envoyé ses armées au Danemark et en Norvège. Je suis persuadé qu’en fin de compte, c’est ce belliciste de Churchill le responsable. Il n’y a pas une semaine que le Premier ministre lui a confié la responsabilité de l’effort de guerre, comme Churchill lui-même n’a pas manqué de le clamer haut et fort, mais il n’a pas fait mystère de son intention de miner les fjords norvégiens. D’après lui, les navires neutres les utilisent pour livrer du minerai de fer aux Allemands. Le simple bon sens me permet aussi de dire que les navires neutres les utilisent pour livrer aux Allemands des fournitures médicales, de la nourriture, des vêtements, le pétrole de première nécessité. Le Reich a autant besoin de ce genre de choses que n’importe quelle autre nation. Pas étonnant que les Allemands aient entrepris de prendre le contrôle des routes de navigation. Churchill ferait la même chose à leur place.

Je me donne un mal inouï pour que le potager ressemble à quelque chose. On peut être sûr d’une chose : la Grande-Bretagne se retrouvera à court de nourriture dès que la guerre se durcira et que le blocus des sous-marins commencera. B et moi avons travaillé dehors cet après-midi jusqu’à ce qu’il se mette à pleuvoir, mais là-haut, à flanc de colline, il y a peu de terre et beaucoup de cailloux. Je ne vois pas ce qui pourrait y pousser, à part de l’herbe ou de la mousse. Mme Gratton, qui vit dans notre rue avec son drôle de fils, Harry (pourtant d’âge mûr), semble néanmoins avoir un potager correct. Si jamais je croise Harry, je lui demanderai quoi faire.

La nuit dernière, j’ai encore rêvé de Jack, mon frère. Il venait nous rendre visite, à B et moi, je m’en allais tout seul à pied, et quand je rentrais, il était reparti. Je regrette que nous ne puissions régler nos différends, car il me manque, mais si nous nous revoyons, nous recommencerons juste à nous disputer. Je ne porte aucun jugement sur lui – pourquoi en porte-t-il un sur moi ?

Demain : encore des entretiens d’embauche. Dont un à l’hôpital de Buxton, pour un emploi de brancardier que je pense pouvoir obtenir. Trouver du travail n’est pas facile. La Grande-Bretagne est totalement soumise à une économie de guerre. Toutes les entreprises, petites ou grandes, fabriquent des fusils, des obus, des avions, des moteurs, des uniformes, des bottes ou l’une ou l’autre de leurs millions de petites composantes. Apparemment, aucune niche de la vie britannique n’est épargnée par le conflit.

 

13 avril 1940

J’ai découvert à retardement que l’hôpital de Buxton réservait deux salles aux soldats blessés, ce qui m’a obligé à refuser l’emploi de brancardier. B était furieuse. C’est tellement difficile à expliquer, y compris pour moi-même. Il m’arrive de la plaindre.

 

19 avril 1940

Aujourd’hui, j’ai eu la bêtise d’écrire au ministère des Affaires étrangères pour demander si ses services pouvaient nous aider à retrouver les parents de B. Elle pense qu’ils sont arrivés en Suisse sains et saufs, comme prévu, mais que la guerre les a empêchés de l’en informer. À mon avis, la réalité est bien plus sombre, et j’ai peur que B ne réagisse mal en cas de mauvaises nouvelles. D’après les journaux, des réfugiés juifs en route pour la Suisse ont déjà été interceptés par les SS ou refoulés à la frontière par l’armée suisse. Évidemment, j’ai veillé à ce que ces articles ne tombent pas sous les yeux de B.

Ses parents ont fait leur première tentative début 1937, mais un problème quelconque les a obligés à regagner Berlin. Ils ont des amis fidèles, qui leur ont permis de tirer leur épingle du jeu jusqu’à ce que les choses tournent vraiment mal, l’an dernier, moment auquel ils ont fait une deuxième tentative. Depuis, nous n’avons reçu aucunes nouvelles.

J’ai peur qu’écrire au gouvernement britannique n’attire l’attention sur les origines de B. En ce moment, l’antigermanisme frôle l’hystérie. Certains jeunes gens de naissance allemande installés en Grande-Bretagne – souvent pour fuir les nazis – ont déjà été arrêtés et internés : voilà qui leur évite la tentation, a méchamment dit je ne sais qui. À présent, les politiques et plusieurs journalistes disent qu’il faut s’occuper des autres « Allemands », c’est-à-dire des hommes plus âgés, mais aussi des femmes et des enfants.

 

29 avril 1940

À mon retour ce soir, trempé par la bruine après l’ascension de la colline à bicyclette, B m’a montré ce qu’elle avait trouvé dans la boîte aux lettres en revenant du village avec ses commissions. Une grande enveloppe brune, sur laquelle mon nom figurait en capitales enfantines. Elle contenait une plume blanche.

B, qui l’avait ouverte, m’a avoué avoir fondu en larmes à cette vue.

Mon père m’avait prévenu que ce genre de choses risquait d’arriver, mais ce qui me dérange vraiment, c’est l’idée que quelqu’un du village nous a fait ça, une connaissance, peut-être même un voisin. À part aux alentours immédiats, la plupart des gens ne savent rien de moi. J’essaie de ne pas trop m’interroger sur l’identité de l’expéditeur, mais je ne peux pas m’en empêcher. C’est le premier événement de la guerre à m’avoir mis en colère, à m’avoir donné envie d’y faire quelque chose.

Je suis allé dans notre futur potager (je l’espère) donner des coups de pied dans les cailloux. La violence montait en moi comme une drogue affreuse. Je me suis fait honte.

La nuit tombée, j’ai descendu la rue jusqu’à la cabine téléphonique, devant le magasin, où j’ai essayé d’obtenir Jack au numéro que m’avait donné mon père – celui d’une base de la RAF. Le type qui a répondu n’a pas voulu me dire où se trouvait mon frère. J’imaginais très bien ce que ça signifiait.

Ensuite, en remontant la côte obscure, sous la bruine qui me mouillait la tête et les épaules, je me suis demandé si ce n’était pas Jack qui m’avait envoyé la plume.

Maintenant, occupé à rédiger mon journal, je sens ma haine de la guerre se réveiller. Une colère dirigée cette fois contre l’effet du conflit sur l’esprit humain. Sur mon esprit à moi.

 

3 mai 1940

J’ai un nouvel emploi, qui a pris le pas sur toutes mes autres préoccupations. En ce moment, les nouvelles de la guerre sont quasi insupportables dans leur horreur. Chaque soir, la radio nous apprend d’autres drames. Les deux camps ont subi des pertes énormes : bateaux coulés, avions abattus, morts et blessés, civils chassés de leur foyer. Les troupes britanniques renoncent enfin à la Norvège. Elles n’y sont pour rien. Le coupable n’est autre que le redoutable Churchill, également responsable du désastre des Dardanelles durant la dernière guerre. L’histoire se répétera encore et toujours tant que nous aurons pour dirigeants des bellicistes.

Je ne peux m’empêcher de penser qu’on ne nous dit pas tout.

Mon employeur est tout simplement la Croix-Rouge, et plus précisément son antenne de Manchester. Pour l’instant, je suis chargé de dresser l’inventaire du matériel chirurgical, des pansements et des médicaments en stock. Ceci pour participer à l’effort national de la société : en cas d’invasion ou de bombardement des villes, elle saura au moins de quoi elle dispose.

B m’a dit que la pancarte apposée par ses soins dans la vitrine de la Poste de Macclesfield lui a valu une réponse : un enfant de huit ans a besoin d’une leçon de violon par semaine. Je suis soulagé qu’elle ait enfin trouvé une occupation qui lui plaise, où elle excelle et qui la pousse à sortir un peu.

Jusqu’à maintenant, heureusement, les bombardements n’ont guère affecté les civils. Il paraît que les Orcades ont été attaquées, mais personne ne sait ce qu’il en a résulté. Il y a une base de la Royal Navy là-bas, alors tout est secret Défense.

Une autre enveloppe contenant une plume a été glissée sous notre porte, de nuit cette fois, pendant que nous dormions. J’ai réussi à la dissimuler à B puis à emporter la plume dans la basse-cour, où elle passera sans doute inaperçue.

 

4 mai 1940

Samedi. J’ai travaillé ce matin, mais je suis rentré à la maison après déjeuner. B et moi nous sommes de nouveau consacrés au potager, cette fois avec des progrès notables : dans la semaine, elle s’était arrangée pour qu’un paysan nous livre du fumier. Nous l’avons réparti et enterré.

En fin d’après-midi, plusieurs bimoteurs sont passés très bas au-dessus des collines, dans la pulsation puissante de leurs moteurs. La lenteur de leur vol et leur manque d’agressivité prouvaient qu’ils étaient britanniques, mais impossible de les identifier avec certitude. B est terrifiée à la pensée que des appareils allemands puissent arriver aux alentours. Je suis toujours incapable de seulement imaginer ce qu’elle a subi à Berlin, mais elle vit dans la peur de découvrir ce qui est arrivé à ses parents. Il m’est impossible de lui redonner espoir, sinon en la rassurant tendrement.

La certitude qu’il faut mettre fin aux hostilités le plus vite possible devient pour moi une obsession. Les ambitions de Hitler ont fait sombrer l’Europe dans la folie, mais elle doit impérativement recouvrer la raison. Quant à moi, malgré la rage permanente que m’inspire mon inutilité, je continue à compter les bandages et les pansements ouatinés. Mon esprit me souffle que l’Europe a besoin de pommades calmantes pour panser ses plaies, mais mon cœur est de plus en plus avide d’une terrible vengeance contre les va-t-en-guerre.

Le chanoine Sheppard m’a dit un jour que les pacifistes s’intéressent davantage à la guerre et se tiennent mieux informés que les soldats les plus sanguinaires. C’est que nous, nous y pensons sans arrêt ; les bellicistes, eux, n’y pensent pas du tout.

La Croix-Rouge dispose d’assez de plâtres et de bandages pour emmailloter tout Manchester. Je le sais, parce qu’il me semble vraiment les avoir tous comptés moi-même.

 

6 mai 1940

Aujourd’hui, au travail, le moindre employé était sur les nerfs. L’impression que les choses vont de mal en pis, je suppose. Il paraît qu’un détachement de volontaires de la Croix-Rouge va partir pour la France. Je n’arrive pas à déterminer si j’aimerais en faire partie. D’un côté, je ne veux pas laisser B seule ici, mais d’un autre, les préparatifs bureaucratiques ne m’aident pas à calmer mon agitation rageuse. Ma supérieure directe, Mme Alicia Woodhurst, semble contente de moi : elle m’a dit aujourd’hui qu’elle me trouverait à l’avenir des occupations plus intéressantes. J’ai haussé les épaules, comme si ça n’avait pas d’importance.

Je me dis sévèrement que m’occuper de plâtre et d’antiseptique est en effet pacifiste. Si je m’ennuie, eh bien, c’est le prix à payer pour mes convictions.

Mais en réalité, j’ai désespérément envie d’être plus actif. J’ai même brièvement envié Jack. Au moins, il joue dans la guerre un rôle bien défini, alors que moi, je m’en tiens à l’écart.

 

7 mai 1940

L’inventaire terminé, on m’a installé dans le bureau de Mme Woodhurst, qui m’a chargé de ranger ses dossiers. Le classement progresse lentement, car je lis tout ce que j’ose lire, dans l’espoir de trouver ma place au sein de ce qui est, je m’en rends enfin compte, une vaste organisation.

Plus tard, Mme Woodhurst m’a demandé de rester travailler ce soir. Elle devait sortir, mais il fallait que quelqu’un puisse répondre au téléphone, le cas échéant. Au fil de la soirée, ma faim n’a fait que croître, ma fatigue et mon envie de rentrer chez moi aussi. Le téléphone n’a pas sonné une seule fois. Lorsque Mme Woodhurst est enfin revenue, passé vingt heures, je suis parti pour la gare de London Road. En chemin, j’ai acheté du poisson et des frites, que j’ai mangés à même le journal, sans m’arrêter. À mon arrivée à Macclesfield, il faisait presque nuit, les rues étaient plongées dans une obscurité totale à cause du black-out, il ne subsistait qu’une vague clarté à l’horizon occidental. Quand j’ai quitté la gare, des hommes d’un certain âge attendaient près du pub, à l’entrée du tunnel piétonnier qui passe sous les rails – je l’emprunte en poussant ma bicyclette pour rejoindre la route. La manière dont ils ont remué la tête et les épaules pour me tourner le dos m’a fait penser qu’ils savaient qui j’étais. J’ai dû zigzaguer entre eux avec mon vélo.

 

8 mai 1940

Arrivage de tentes très attendu. La cargaison, partie de Suisse il y a des mois pour aboutir aux quais de Manchester, a voyagé par la route, le rail, le bateau. J’ai passé presque toute la journée à arranger son passage à la douane et sa récupération postérieure par des camions de la Croix-Rouge. Sa seule importance m’a donné une petite idée de l’échelle des dégâts auxquels on s’attend à la fédération.

 

9 mai 1940

Deux employés de notre antenne de la Croix-Rouge sont partis, en France, semble-t-il. Nous voilà en sous-effectifs. Mme Woodhurst m’a demandé cet après-midi si je m’estimais capable de conduire une ambulance, à quoi je me suis empressé de répondre oui. Ce genre de travail ne s’opposerait pas à mes convictions et me donnerait peut-être l’impression d’agir qui me manque de plus en plus.

J’ai quitté les bureaux à l’heure. Il faisait encore jour, quand je suis sorti de la gare en poussant mon vélo puis me suis dirigé vers le tunnel obscur qui mène à la route. À ce moment-là, deux hommes en bleu de travail sont venus droit vers moi, la tête rentrée dans les épaules. Ils m’ont heurté des deux côtés et renversé. Ma bicyclette est tombée, bruyamment, et je me suis fait mal à l’épaule. Dès que j’ai repris mon souffle, je leur ai demandé pourquoi ils avaient fait une chose pareille. Ils étaient déjà arrivés à l’autre extrémité du tunnel, mais ils se sont retournés. J’ai bien cru qu’ils allaient revenir m’attaquer.

« Espèce de foie jaune ! a lancé l’un.

— Sale lâche ! » a crié l’autre.

Leur voix résonnait contre le toit de brique incurvé du passage.

Enfin, ce n’est pas grave. Mon vélo n’a rien eu. Une fois sûr que ces types ne m’attendaient pas en embuscade un peu plus loin, je suis rentré à la maison. Je n’ai pas parlé de ça à B.

 

3

 

TÉLÉCHARGEMENTS EFFECTUÉS SUR LE SITE DE LA NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE EUROPÉENNE (www.new-libeuro.com/uk).

 

 

Extrait du Times de Londres du 14 mai 1940 :

 

Hier, le Premier ministre, M. Winston Churchill, a prononcé à la Chambre des communes une allocution relative à la crise grave dans laquelle l’invasion allemande des Pays-Bas (qui a eu lieu en fin de semaine) plonge notre pays.

Voilà ce qu’il a déclaré, à une Chambre au grand complet :

« Vendredi soir, Sa Majesté m’a commissionné pour former un nouveau gouvernement. En cette situation de crise, j’espère qu’on me pardonnera de ne pas faire un long discours, car je voudrais juste dire aux députés ce que j’ai dit aux ministres nouvellement nommés : “Je n’ai à vous offrir que du sang, de la sueur et des larmes.” »

C’était la première visite de M. Churchill à la Chambre des communes depuis son entrée en fonction, vendredi. Il a déjà formé son cabinet et distribuera dans les jours qui viennent les postes restants. M. Churchill a déclaré que ses ministres représenteraient tous les partis pour former un gouvernement d’union nationale.

Les succès renversants des forces allemandes lui ont inspiré un avertissement :

« Une épreuve terrible nous attend. Vous vous demandez quelle est notre politique. Je vous réponds : faire la guerre sur mer, sur terre et dans les airs, de tout notre cœur, de toute la force que Dieu nous a donnée ; faire la guerre à une tyrannie monstrueuse que rien n’a jamais surpassée dans le lamentable catalogue des crimes humains. Telle est notre politique. Vous vous demandez quel est notre but. La réponse tient en ce seul mot : vaincre. Vaincre à n’importe quel prix, malgré la terreur, si longue et difficile que soit la route ; car sans victoire, survivre sera impossible. »

D’après les informations divulguées un peu plus tôt par le ministère de la Guerre, l’armée allemande progresse sur presque tous les fronts. Les Belges et les Hollandais battent en retraite, pendant que l’envahisseur contourne la ligne Maginot. Malgré l’âpre résistance des troupes britanniques et françaises, les événements se succèdent avec une telle rapidité qu’il est à l’heure actuelle difficile de dire où elles se maintiendront.

M. Churchill a terminé sa brève allocution sur une note de défi unificatrice :

« Je m’attelle à la tâche, empli d’espoir et d’optimisme, avec la certitude que notre cause finira par triompher. Aujourd’hui, il me semble avoir le droit de demander toute l’aide possible, aussi vous dis-je : “Venez, unissons nos forces pour aller de l’avant.” »

 

 

Extrait du Stockport & Macclesfield Advertiser de Stockport du 17 mai 1940 :

 

Vendredi dernier, un habitant de Rainow a été attaqué par des inconnus sur la route de Moor, à Macclesfield.

Les médecins de l’hôpital de Stockport estiment son état « sans gravité » depuis qu’il a repris conscience.

La victime, M. J.L. Sawyer, de Cliffe End, à Rainow, revenait de son travail dans le centre de Manchester, quand elle a été agressée par un groupe d’au moins quatre hommes.

D’après le porte-parole de la police, l’incident s’est déroulé après la tombée de la nuit. À cause du black-out, il n’est pas facile de trouver des témoins.

Le brigadier Stephenson demande à quiconque se trouvait sur la route de Moor entre vingt et une et vingt-deux heures, dans la nuit de vendredi dernier, de se présenter au commissariat de Macclesfield.

M. Sawyer souffre de multiples coupures et contusions, y compris un coup à la tête. D’après les médecins, il devrait se rétablir complètement.

Une porte-parole de la Croix-Rouge britannique de Manchester, où M. Sawyer occupe un emploi de bureau, nous a confié ce week-end :

« Nous n’avons pas la moindre idée de l’identité des assaillants. M. Sawyer est très apprécié parmi nous. Sans doute s’agit-il d’une agression de hasard, perpétrée contre un innocent. »

Depuis l’adoption du black-out, l’an dernier, les attaques contre les piétons se sont multipliées un peu partout en Grande-Bretagne, mais c’est la première fois qu’une chose pareille se produit dans notre région du Cheshire.

M. Sawyer est marié. Sa femme, Birgit, veille à son chevet depuis son agression.

 

4

 

LETTRES OLOGRAPHES DE J.L. SAWYER ET DE SA FAMILLE (COLLECTION BRITANNIQUE, MUSÉE DE LA PAIX, GENÈVE ; www.museepaix.ch/croix-rouge/sawyer/bhs).

 

Lettres de Birgit Heidi Sawyer (née Sattmann).

 

I

 

Datée du 12 mai 1940, adressée au capitaine d’aviation J.L. Sawyer, premier commandement aérien tactique, commandement des bombardiers de la RAF

 

Cher JL,

Il m’a été impossible de te joindre par téléphone, car la cabine me pose toujours autant de problèmes. As-tu reçu mes autres lettres ? Dans le cas contraire, je tiens à te prévenir que Joe a eu un accident. Des voyous l’ont attaqué alors qu’il rentrait du travail, et il se trouve à l’hôpital. Ses blessures sont superficielles, mais sa fierté a beaucoup souffert. Si tu peux obtenir une permission pour venir me voir, on l’a transporté à l’hôpital de Stockport. (Il ne sait pas que je t’écris, bien sûr.)

Tendrement,

Ton amie, qui aimerait avoir ta visite,

BIRGIT

 

 

II

 

Datée du 14 mai 1940, adressée à Mme Élise Sawyer, Mill House, Tewkesbury, Gloucestershire

 

Chère Madame Sawyer,

L’état de Joseph s’est amélioré depuis que M. Sawyer et vous lui avez rendu visite le week-end, de sorte qu’il devrait rentrer à la maison d’ici quelques jours. Il a déjà bien meilleure mine.

Je voudrais s’il vous plaît oublier les disputes que nous avons eues par le passé et vous demander une grande faveur. Si vous ne le faites pas pour moi, réfléchissez-y pour Joseph.

Certains villageois médisent de moi à cause de mes origines d’avant mon mariage. Je ne répéterai pas ce qu’ils disent, mais ils pensent que je travaille pour l’autre camp. Mon accent les obsède ! Je suis seule ici, dans une maison isolée, et après ce qui est arrivé à Joseph, chaque minute de chaque jour s’écoule pour moi dans la terreur. S’il vous plaît, s’il vous plaît, puis-je passer quelque temps chez vous, jusqu’à ce que Joseph soit guéri ? Vous n’auriez pas à venir me chercher : prendre le train toute seule ne me poserait pas de problème. Je repartirais dès que Joseph sortirait de l’hôpital. Je vous en prie.

Votre belle-fille aimante,

Sincèrement vôtre,

BIRGIT SAWYER

 

 

III

 

Datée du 3 juin 1940, adressée à Mme Élise Sawyer, Mill House, Tewkesbury, Gloucestershire

 

Chère Madame Sawyer,

Je suis ravie que votre mari et vous ayez pu nous rendre visite à Joseph et moi, ce week-end, et que la manière dont je m’occupe de votre fils vous ait donné satisfaction. Il me serait bien sûr impossible d’atteindre à votre niveau, mais je fais de mon mieux. Nous manquons en permanence de nourriture et même de médicaments, à cause du rationnement, mais aussi parce qu’il nous est difficile d’accéder aux magasins de Macclesfield. Les choses changeront, lorsque Joseph pourra de nouveau faire de la bicyclette. Sans doute avez-vous raison de me signaler les erreurs que je commets en cuisine. Rassurez-vous : à l’avenir, je ferai les plus grands efforts pour fournir à votre fils la nourriture et les vêtements appropriés. Ne vous donnez pas la peine de me répéter tout cela.

J’en ai parlé à Joseph, et nous estimons tous les deux préférable que dorénavant, il vous rende visite seul dans le Gloucestershire.

Sincèrement vôtre,

BIRGIT SAWYER (MME)

 

5

 

EXTRAIT DU JOURNAL OLOGRAPHE DE J.L. SAWYER (COLLECTION BRITANNIQUE, MUSÉE DE LA PAIX).

 

 

4 juin 1940

Ce soir, après avoir écouté le Premier ministre à la radio, je me suis découvert ému aux larmes. B, qui l’avait écouté avec moi, a voulu me consoler, mais je doute qu’elle ait compris. J’aurais d’ailleurs été bien en peine de lui expliquer ma réaction, car je ne la comprends pas moi-même. Elle m’étonne encore. Churchill, cet odieux individu, m’a ému et inspiré. Un instant, il a presque réussi à me convaincre qu’il fallait se battre !

Il est vrai qu’en ce moment, je suis impressionnable, dépendant de B, meurtri de partout. La rhétorique belliciste du ministre a donc eu sur moi un effet disproportionné. Pourtant, je me sens presque mieux. Ma canne me permet de boitiller à travers la maison, et j’arrive même à me tenir debout sans aide lorsque je vais aux toilettes. B pense que je devrais me reposer le plus possible, mais je profite de mes loisirs pour préparer ma convalescence : chaque jour, je planifie mes progrès, dans l’espoir d’être complètement guéri à la fin de la semaine prochaine. Est-ce possible ? Mme Woodhurst me rend visite jeudi après-midi. Peut-être cela signifie-t-il que je reprendrai rapidement le travail. En tout cas, je l’espère.

Il semblerait que Winston Churchill ait remplacé Neville Chamberlain le jour même de mon agression. Me réveiller à l’hôpital pour découvrir tous ces changements a été très déstabilisant. La guerre s’enfonce de plus en plus dans un chaos incontrôlable. Le discours de ce soir établissait clairement la distinction entre Allemands et nazis, entre peuple et dictateurs, mais le Premier ministre est le seul ou presque à persister dans cette voie. La plupart des gens ne peuvent se consacrer corps et âme au conflit qu’en diabolisant l’ennemi. D’après mon père, en 1914, les Allemands sont devenus les boches, les fridolins, les fritz. Aujourd’hui, tout recommence : ce sont les nazis, les barbares, les Huns.

Plaider pour la paix était déjà difficile avant les derniers événements. Avec l’atmosphère qui règne maintenant que Churchill attise la fièvre guerrière et prépare le pays au pire, c’est impossible. Je ne sais tout simplement plus quoi faire.

Il a conclu son discours par des mots simples, emplis d’une calme détermination : nous sauverons notre île de l’invasion à n’importe quel prix, nous nous battrons dans les rues, les champs, les forêts, nous ne nous rendrons jamais. Mystérieusement, ces quelques phrases ont évoqué avec force une Angleterre familière, aimée, un pays qu’il faut défendre et pour lequel donner sa vie sans regret. Grâce à Churchill, je suis fier de mon héritage mais je redoute de le perdre. Cela ne fait qu’exacerber mon besoin de protéger mon foyer. Incapable de me contenir, je me suis mis à pleurer.

 

 

21 juin 1940

Aujourd’hui, je me suis rendu aux bureaux de la Croix-Rouge de Manchester afin de me préparer à reprendre le travail dans quatre jours, c’est-à-dire lundi. Cette perspective ne me rendait pas à moitié aussi nerveux que B, mais elle a insisté pour m’accompagner à la gare de Macclesfield puis venir m’y chercher à mon retour. Nous nous sommes mis d’accord sur l’horaire du train, ce qui lui a permis de faire des courses en ville en m’attendant.

Les panneaux indicateurs et les plaques de rue ont été arrachés ou effacés, les fenêtres couvertes de ruban collant (une précaution contre d’éventuelles explosions), des sacs de sable entassés devant beaucoup de portes. Partout, affiches et banderoles mettent la population en garde, la conseillent, la guident. Dans le centre de Manchester, des abris antiaériens ont ouvert à tous les coins de rue ou presque. La plupart des gens portent des masques à gaz ou des casques, souvent les deux. Les uniformes grouillent. Ainsi va la vie dans un pays en guerre. Maintenant, c’est du sérieux.

Il se trouve que cette nuit va être la plus courte de l’année. À près de onze heures du soir, l’obscurité n’est pas encore totale. Le ciel est noir pour l’essentiel, mais il subsiste une bande bleu argent sur l’horizon occidental. Une lumière magnifique, d’un gris profond, déferle sur la plaine que domine ma fenêtre. Pas une lampe ne brille, semble-t-il, mais dans l’ombre charbonneuse du long crépuscule, je distingue presque tous les alentours. Si les bombardiers allemands arrivaient maintenant, ils trouveraient sans problème les cibles de leur choix. Cette réflexion me rend nerveux. Sans doute tout le monde en est-il là, en ce moment.

Aujourd’hui, la France s’est rendue aux nazis.

 

 

30 juin 1940

J’ai repris le travail depuis une semaine, pendant laquelle la menace d’invasion s’est encore précisée. On ne parle plus que de ça ; le théâtre et la tournure de la catastrophe, la réaction de Churchill, la fiabilité de notre armée après le désastre de Dunkerque. Les journaux et la radio nous informent que les forces allemandes se réunissent en France, où elles préparent des chalands, pendant que la Luftwaffe y masse ses avions par milliers. Chaque jour, on entend dire que des bateaux naviguant sur la Manche ont été attaqués en piqué par des appareils ennemis. Le port de Douvres a été bombardé plusieurs fois.

Que de discours sur la guerre. Peu de gens semblent conscients qu’en ce moment, il est aussi question de paix !

Les journaux n’en parlent pas, mais travailler à la Croix-Rouge m’a permis d’apprendre de source sûre que Hitler a fait cette semaine deux propositions de paix à Churchill. L’une par l’intermédiaire du gouvernement italien, l’autre par celui du nonce apostolique, lequel l’a transmise au QG suisse de la fédération. Churchill s’est empressé de les rejeter toutes les deux.

Lorsque j’en ai entendu parler, la nouvelle m’a plongé dans un désespoir et une rage noirs, mais depuis, j’ai réfléchi.

Cet homme aime la guerre. Il ne s’en cache pas ; au contraire, il s’en vante. Dans sa jeunesse, quand il « cherchait les ennuis », il a tiré des ficelles et même menti pour se frayer un passage jusqu’en première ligne des guerres d’Inde et d’Afrique. Après la gifle des Dardanelles, en 1915, sa réaction a consisté à s’enrôler dans l’armée britannique pour se battre des mois durant sur le front occidental. De toute évidence, le conflit actuel représente pour lui l’apogée de cette passion.

Malheureusement, en ce moment, il est aux abois. Aucun belliciste ne réfléchit à une offre de paix le dos au mur. Un accord lui apparaîtrait forcément comme une capitulation ou une défaite, même si le bon sens lui hurlait que le pire reste à venir. Churchill est visiblement persuadé de ne pouvoir discuter avec Hitler qu’après avoir remporté une victoire militaire.

Or on n’en voit pas signe. Alors comment me sentirai-je lorsque l’Angleterre sera envahie, ce qui risque fort d’arriver ? Malgré mes convictions, je suis anglais. Je ne supporte pas l’idée qu’une armée étrangère, quelle qu’elle soit, foule le sol de mon pays. Et penser aux SS noircit encore le tableau. Mes angoisses ne sont rien comparées à celles de B – elle sait mieux que personne de quoi sont capables les nazis.

 

 

25 juillet 1940

La Luftwaffe a bombardé plusieurs aérodromes du sud-est de l’Angleterre, causant de lourdes pertes et des dégâts importants.

La Croix-Rouge se tient officiellement prête. Demain, avec trois collègues de notre dépôt, je conduis à l’antenne londonienne sud deux ambulances et un bloc opératoire mobile. Sans doute nous faudra-t-il deux jours pour arriver à bon port, puisque le pays est censé être très difficile à traverser, en ce moment. Les informations fiables se font rares, mais il paraît que plusieurs routes sont coupées par des barricades de fortune.

Ce voyage signifie que je me rends en première ligne, idée forcément terrifiante et romantique tout à la fois, quoique j’aie en fait peu de chances de me retrouver au cœur de l’action. Mes trois compagnons et moi devons prendre le train pour Manchester aussitôt l’équipement livré.

Bien sûr, ça signifie aussi que je laisse B seule ici jusqu’après le week-end, mais elle se sent nettement mieux et m’encourage à écouter la voix de ma conscience. Les provisions dont elle dispose lui permettront de tenir une semaine. Il a fait tellement chaud qu’elle a passé plus de temps au jardin. Avoir un élève lui a rendu le goût de jouer, et elle apprend de nouveaux morceaux. Avec toutes ces occupations, m’a-t-elle dit, c’est à peine si elle se rendra compte de mon absence.

 

 

29 juillet 1940

Je suis revenu de Londres tard la nuit dernière, après un voyage paisible malgré sa longueur. À mon arrivée, B dormait, mais elle s’est réveillée. Sa joie et son soulagement de me voir rentrer sain et sauf ont été évidents. Comme on m’avait accordé un jour de congé après le voyage, nous avons passé une journée calme et agréable au jardin. Dans la soirée, elle m’a joué un morceau d’Edward Elgar qu’elle vient d’apprendre.

Les chasseurs britanniques sillonnent notre ciel. J’aimerais les trouver moins rassurants, parce que cette impression traduit leur capacité à détruire et à tuer, je dois bien le reconnaître.

La guerre éveille en moi des émotions si puissantes que je ne sais plus où j’en suis. J’ai beau les coucher sur le papier, je ne suis pas très sûr de les démêler. Le coup que j’ai pris sur la tête est-il responsable de mon égarement ? Ou s’agit-il d’une simple réaction à l’évolution inouïe des événements ?

 

 

30 juillet 1940

Il faut livrer d’autres ambulances, donc je repars à Londres dès demain. Je m’inquiétais pour B, je me demandais comment elle se débrouillerait en mon absence, mais elle m’a assuré que tout irait bien.

Aujourd’hui : chargement des véhicules avec le matériel médical d’urgence. Demain : départ à la première heure.

 

 

6 août 1940

Une semaine plus tard, je suis toujours à Londres. La Croix-Rouge s’efforce de gérer un chaos indescriptible, terrible préfiguration du pandémonium à venir si les hostilités se poursuivent réellement. Les combats semblent empirer de jour en jour, quoique pour l’instant, il s’agisse en général d’escarmouches aériennes. Les bombardements se limitent aux bases militaires, mais les dommages sont évidemment si étendus qu’il y a aussi des victimes civiles. C’est là que j’interviens. J’ai passé les quatre derniers jours à parcourir en ambulance les comtés sud-est pour soulager le service médical normal. Quoique je sois juste chauffeur, il m’arrive souvent de donner un coup de main avec les blessés. J’apprends vite.

J’ai laissé un message téléphonique pour B à la poste de Rainow. Comme ça, elle sait que je suis ici, sain et sauf.

La YMCA du centre-ville a accepté de me loger. Au début, je me demandais si j’y ferais la connaissance d’autres OC exerçant le même genre de travail que moi, mais il semblerait que je sois le seul. Mes colocataires sont presque tous des militaires en transit qui passent juste une nuit à l’auberge, avant de prendre un train quelconque ou de s’organiser pour qu’on vienne les chercher. Dans ces conditions, il est difficile de se lier. Quant aux rares civils, ils appartiennent apparemment à la marine marchande et se rendent dans les ports, à la recherche d’un emploi. Du coup, je me sens très seul. Je regrette de ne pas être à la maison avec B.

À la fin de la semaine dernière, Hitler a fait au Reichstag un discours dans lequel il a publiquement proposé la paix à la Grande-Bretagne. Un avion allemand a même largué des tracts sur Londres pour en informer la population :

« Ma conscience m’oblige aujourd’hui à en appeler une fois de plus au réalisme et au bon sens, en Angleterre et ailleurs – un appel que je lance, conscient de me tenir là non en vaincu quémandant une faveur, mais en vainqueur s’exprimant au nom de la raison. Je ne vois pas pourquoi nous continuerions la guerre. Je regrette les sacrifices qu’elle impose, et je désire protéger mon peuple. »

Quant à savoir s’il était digne de confiance, la question a été balayée hier, lorsque le gouvernement a officiellement repoussé la proposition. La guerre continue, à la grande satisfaction de M. Churchill, je n’en doute pas.

 

 

12 août 1940

Je suis toujours à Londres, partagé entre une envie désespérée de rentrer chez moi et la conscience de plus en plus forte des difficultés traversées par le pays.

Mes journées se passent presque tout entières au service de la Croix-Rouge, car il y a de plus en plus de blessés – de plus en plus souvent des aviateurs britanniques, abattus pendant les violents combats aériens qui se déroulent au-dessus de nos têtes. Les autorités nous disent et nous répètent que les tactiques de la « Blitzkrieg » utilisées en Pologne, en Hollande et en France ne vont pas tarder à nous être infligées, une perspective terrifiante.

Aujourd’hui, j’ai réussi à joindre Mme Woodhurst au téléphone. Elle va s’arranger pour qu’un employé de Manchester vienne me remplacer quelques jours. L’excitation de me trouver au cœur de l’action s’est complètement évanouie : je veux juste revoir B.

 

 

15 août 1940

Enfin chez moi, environné du calme et de la paix étranges des Pennines. Ici, la guerre semble très loin. Cette nuit, j’ai dormi douze heures d’affilée, ce qui m’a revigoré. B m’a semblé enchantée de me revoir. Nos retrouvailles ont été heureuses. Ce matin, elle m’a réveillé sur le coup de dix heures, en passant la tête dans la chambre pour me dire qu’elle allait prendre le bus de Macclesfield.

Après avoir somnolé quelques instants, j’ai traîné à la cuisine avec plaisir en mangeant des toasts, en buvant du thé et en parcourant le courrier arrivé pendant mon séjour à Londres. Ensuite, j’ai pris un bon bain puis, comme il fait beau et chaud, j’ai passé un moment dans le jardin à profiter du soleil, à contempler la plaine du Cheshire et à jouir du silence.

Plus tard dans la matinée, j’ai fait une découverte surprenante. Je me demande toujours ce qu’elle peut bien signifier.

La maison était en partie meublée lorsque nous y avons emménagé, B et moi. Parmi les plus belles pièces figure l’immense armoire ancienne en chêne qui trône dans notre chambre. (Je ne vois pas comment on lui a fait passer la porte puis monter l’escalier, sinon en pièces détachées.) C’est là que sont rangés la plupart de nos vêtements. Ce matin, j’ai fouillé l’étagère spacieuse qui en occupe toute la largeur, près du sommet. J’espérais y trouver une de mes vieilles vestes, mais ce que j’ai frôlé était rond et rigide, quoique en tissu. La chose avait été reléguée tout au fond, sans doute pour être difficile à dénicher. Il a fallu que j’entre littéralement dans l’armoire pour m’en emparer. C’était un calot pointu d’officier de la RAF, y compris l’insigne.

Je l’ai contemplé avec intérêt, en le tournant et le retournant. Jamais encore je n’avais vu d’aussi près une composante quelconque d’uniforme militaire. Il était presque neuf, en très bon état, avec juste deux marques sombres sur le cuir intérieur pour montrer qu’il avait déjà été porté. Je l’ai essayé. Un frisson (de gène ? d’excitation ?) m’a traversé. Il m’allait à la perfection. Je me suis regardé dans la glace, stupéfait de découvrir à quel point la forme de mon visage semblait altérée.

Comme je ne voulais pas que B me voie avec le calot, je l’ai remis où je l’avais trouvé. Je n’en ai pas parlé, mais je ne peux m’empêcher de me demander si elle sait qu’il est là.

 

 

18 août 1940

La guerre a pris un nouveau virage : les avions allemands étendent leur rayon d’action, à la recherche de nouvelles cibles. Pour l’instant, ils ne s’attaquent pas délibérément aux installations civiles, mais on entend dire un peu partout que certains se délestent de leurs bombes dès que les chasseurs britanniques s’en prennent à eux. Résultat : beaucoup d’explosions dans les campagnes. Nous qui avions toujours pensé que l’isolement de notre maison nous mettait relativement à l’abri, nous devons bien admettre qu’on n’est à l’abri nulle part. L’ennemi peut se montrer pratiquement n’importe où : il paraît qu’il y a eu des raids aériens en Écosse, au pays de Galles, dans la région de Londres et la pointe sud-ouest de l’île. Bien sûr, les villes de la côte sud sont attaquées chaque jour ou presque. On redoute aussi des lâchers de parachutistes, qui se poseraient pour des raisons évidentes en rase campagne, dans les régions reculées. Il semblerait qu’on en ait déjà vu un peu partout. Jusqu’ici, ce genre de rumeurs n’avait aucun fondement, mais avec un ennemi comme Hitler, il faut s’attendre au pire.

On manque toujours de tout dans les magasins, et de plus en plus.

Demain, je retourne à Londres.

 

 

2 septembre 1940

Les jours ont passé, mais je n’en ai pas gardé trace ici. Je suis coincé à Londres, sans espoir de rentrer chez moi dans un avenir prévisible. Le chaos pur et simple véhiculé par le conflit m’a pris au dépourvu.

Chaque matin, je me rends au dépôt de la Croix-Rouge de Wandsworth, où je suis affecté à une ambulance. Accompagné d’au moins un aide-soignant chevronné, parfois deux, je passe la journée au volant, à transporter les victimes des combats à l’hôpital le plus proche, où qu’il soit.

Comme bien des couples, B et moi sommes séparés par la guerre. Dès que les gens ont cinq minutes pour discuter, entre collègues ou voisins, la conversation tourne autour du même sujet, obsessionnel : ce qui se passe quand on est loin de chez soi. Pour beaucoup, la vie de famille n’est plus possible que par brefs épisodes, un week-end arraché au chaos quotidien, une nuit de passage. Tous ceux que je rencontre ou presque ont été affectés dans un district étranger. Les femmes travaillent en usine ou à la terre, alors que les hommes sont entrés dans l’armée ou une de ses organisations de soutien : ils s’occupent des batteries antiaériennes, de la Protection antiaérienne, ils font des rondes de nuit pour repérer les incendies, s’entraînent avec la milice, forment des équipes de sauvetage d’urgence ou apportent leur aide aux pompiers. Tout le monde est sur la brèche, privé de stabilité, de permanence. Tout le monde est obsédé par la menace d’invasion, les raids aériens, les batailles qui se livrent dans le ciel. Chaque jour, paraît-il, le pays croît en force ; chaque jour, il est mieux préparé. Chaque jour qui s’écoule sans que Hitler nous envoie ses forces d’invasion est un jour de gagné, un plus, une chance supplémentaire.

Je n’ai pas peur. Personne n’a peur. Je suis toujours pacifiste, mais le pacifisme ne repose pas sur la peur. Ni sur son contraire. Churchill reste au pouvoir, dirigeant le pays en bravache suicidaire, mettant presque Hitler au défi de jeter toutes ses forces dans la balance afin de nous anéantir. Cet homme est fait pour la guerre. De temps en temps, la radio diffuse ce qu’il choisit de nous dire. Comment ne pas prêter attention à ses discours ? Il prononce des mots sans prétention avec une grâce poétique et une passion inspiratrice. Tous ceux à qui j’en ai parlé trouvent ses allocutions bouleversantes. Moi, je ne sais plus que penser, sinon sur les sujets fondamentaux, où je ne change pas.

Les rumeurs vont bon train : des cités lointaines ont été bombardées, avec des résultats horribles ; cette nuit, mille bombardiers sont attendus à Londres ; Douvres a été rasé ; on a vu des troupes allemandes dans les villes côtières de l’Essex. Tout le monde y croit un moment, puis la BBC donne des événements une autre version, qui chasse la précédente des esprits. J’ai de la chance, dans la mesure où la Croix-Rouge est bien informée. Il m’est relativement facile d’établir la vérité, ou du moins quelque chose d’approchant. Jusque-là, les choses ne se passent pas trop mal pour les civils, semble-t-il.

Il ne s’écoule pas un jour sans que les avions allemands attaquent des bateaux et des aérodromes, pas une nuit sans qu’ils survolent le pays tout entier – ce qui est plus agaçant qu’autre chose, car les sirènes interrompent alors le quotidien. Les dommages sont minimes. Quelques bombes çà et là. Des tracts de propagande, parfois, qui deviennent aussitôt des sujets de dérision. Les plaisanteries sur leur utilisation comme papier toilettes finissent par lasser.

Le jour se lève donc tous les matins. Je pars en ambulance, accompagné de l’équipe médicale, en liaison avec une escorte militaire – au cas où on nous enverrait nous occuper d’un avion allemand détruit, dans lequel il resterait des survivants. En route pour les banlieues de Londres – Croydon, Gravesend, Bromley, Sevenoaks –, puisque la plupart des victimes s’y trouvent. Équipages dont l’appareil s’est écrasé, personnel des usines et autres installations attaquées, malheureux civils blessés par un avion abattu, une bombe ou un obus égarés.

Les Allemands s’en prennent toujours pour l’essentiel à des cibles « militaires » – aérodromes, dépôts de carburant, usines –, mais les incidents se multiplient au cours desquels ils larguent, volontairement semble-t-il, leurs bombes un peu partout. Maisons, écoles ou même hôpitaux situés aux alentours de la zone visée sont de plus en plus souvent endommagés, voire détruits. Et les cibles sont de plus en plus souvent des villes, c’est évident.

Au début, ils se cantonnaient aux ports : Douvres et Folkestone ont terriblement souffert, mais ce sont les plus proches des bases françaises de la Luftwaffe, et leur valeur stratégique est indéniable. Ensuite, les attaques se sont très vite étendues le long de la côte : Southampton et Portsmouth ont à leur tour été victimes des raids. Après quoi les Allemands s’en sont pris aux agglomérations entourant l’estuaire de la Tamise, le seuil de la capitale. Et maintenant ?

 

 

8 septembre 1940

Samedi après-midi. Je me suis réveillé il y a environ une heure, après un des jours les plus longs et les plus difficiles de toute ma vie.

Hier, je me suis consacré à mes tâches habituelles, à Chatham, cette fois, sur la rive sud de l’estuaire : son chantier naval en a fait une des cibles préférées de la Luftwaffe. Au crépuscule, j’ai regagné Londres, j’ai garé mon ambulance à Wandsworth, dans la cour, puis j’ai pris le métro pour rentrer à la YMCA. Je n’étais pas dans ma chambre depuis deux minutes, quand les sirènes des attaques aériennes se sont déclenchées. On m’a aussitôt rappelé à Wandsworth. Une demi-heure plus tard, un raid majeur s’abattait sur les quais et les entrepôts de l’East End. J’y ai passé toute la nuit, pour ne retrouver enfin mon lit qu’à 5 heures du matin.

 

 

19 septembre 1940

Je ne supporte plus Londres, j’ai trop besoin de repos. J’ai demandé à regagner Manchester.

Les Allemands ont complètement changé de tactique. Toutes les nuits, la Luftwaffe attaque Londres, quoiqu’elle envoie parfois une deuxième ou une troisième vague s’occuper d’autres villes industrielles, épargnant brièvement la capitale. Les premières sirènes retentissent dès le coucher du soleil ou presque, mais les bombardements, plus ou moins violents, ne s’interrompent que bien après minuit. D’abord, viennent des milliers de projectiles incendiaires qui s’abattent n’importe où – sur les toits, dans les rues, les jardins, les parcs. Ils expulsent aussitôt une bouffée de flammes blanches qui embrase tout ce qu’elle touche. Les guetteurs postés dans la moindre rue, sur le moindre toit un peu élevé, aspergent de sable beaucoup d’engins avant qu’ils ne fassent trop de dégâts, mais ce ne sont que des hommes. Leur travail est difficile, dangereux. Les feux se multiplient rapidement. Alors commence la deuxième phase du raid : les appareils lâchent des bombes à explosifs brisants et des mines à parachute, détruisant rues et constructions, dispersant aux quatre vents les débris déjà enflammés.

Des tas de gens se font tuer à ce moment-là, cachés sous leur escalier, blottis dans leur abri de jardin ou surpris à découvert. Les abris publics sont un peu plus sûrs, mais moins que les quais souterrains du métro. Il paraît que les Londoniens s’y retrouvent chaque nuit plus nombreux pour attendre la fin des raids. Les blessés se comptent toujours par centaines. Y compris des pompiers, des policiers, des secouristes, des îlotiers, des guetteurs d’incendies et des conducteurs d’ambulance.

J’ai moi-même frôlé la mort à plusieurs reprises. Quand les bombardements ont commencé, je pensais que mon journal constituerait un témoignage de première main. Qu’il fallait garder une preuve, un compte rendu direct de ce qui se passait à Londres dans ces moments-là : un jour ou l’autre, quelqu’un répondra de ce qu’endure notre grande cité. Il est criminel de s’attaquer aux villes de cette manière. Je suis un témoin ; ici, au cœur des événements.

Malheureusement, après une nuit de service, je me sens toujours trop épuisé même pour prendre un stylo. Tout est gravé dans ma mémoire, mais je n’ai encore rien couché sur le papier. Or la mémoire n’est pas fiable : lorsque les premières bombes ravagent la rue où on se trouve, lorsque les premiers entrepôts commencent à brûler, les incidents se mélangent.

Déjà, je ne supporte plus la chaleur, les explosions, les bouffées de flammes saisissantes vomies par les engins incendiaires s’écrasant à terre, l’odeur de brûlé, les cris des enfants blessés, la vue des cadavres coincés sous les gravats, des blessures hideuses, des bébés morts, des parents en deuil. Déjà, je suis sourd, quasi aveugle, terrifié, furieux, roussi. Mes cheveux, ma peau, mes vêtements puent la fumée et le sang. Je vis réellement en enfer.

 

6

 

LETTRES OLOGRAPHES DE J.L. SAWYER ET DE SA FAMILLE (COLLECTION BRITANNIQUE. MUSÉE DE LA PAIX).

 

 

I

 

Lettres de J.L. Sawyer

Datée du 2 septembre 1940,

adressée à Mme Birgit Sawyer, Cliffe End, Rainow

 

Ma très chère Birgit,

Il m’est maintenant plus facile d’obtenir un week-end de permission. Je suis vraiment désolé de ne pas avoir pu venir ces deux ou trois dernières semaines. Si j’arrive vendredi soir pour repartir dimanche matin, y a-t-il des chances que je voie Joe ?

Bien à toi,

JL

 

 

II

 

Lettres de Birgit Heidi Sawyer (née Sattmann)

Datée du 4 septembre 1940, adressée au capitaine d’aviation J.L. Sawyer, premier commandement aérien tactique, commandement des bombardiers de la RAF

 

Mon très cher JL,

Non. Viens vite.

Comme toujours,

BIRGIT

 

Datée du 9 septembre 1940, adressée à J.L. Sawyer, Poste restante, YMCA, Londres WCI

 

Cher Joe,

Tu me manques énormément, et je me demande quand tu vas rentrer à la maison. Peux-tu me donner des dates précises ? Moi, je peux te dire de ne pas t’inquiéter. Tout va bien. Je suis capable de me débrouiller seule encore un peu. Ne crois pas que je réclame sans arrêt ton retour. Tu sais que rien ne me ferait davantage plaisir que ta compagnie, mais je comprends que ton travail te retienne à Londres.

Avec amour, mon chéri, comme toujours,

B

 

La séparation
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